Les dépens en droit de la famille, trop ou pas assez de discrétion ?

Les dépens en droit de la famille, trop ou pas assez de discrétion ?

Historiquement, les cours de common law n’avaient pas la juridiction d’octroyer des dépens, soit des frais judiciaires encourus par les parties lors d’une instance. Or, très tôt dans le droit anglais, les jurys ont permis le dédommagement de dépens à la partie ayant eu gain de cause. Plus particulièrement, c’est en 1278 que le droit aux dépens a été élargi par le Roi Édouard I dans le Statute of Gloucester.

 

En droit de la famille, les calculs des dépens peuvent d’ailleurs varier d’une province à l’autre au Canada. En Ontario, le droit aux dépens est prévu au paragraphe 24(1) des Règles en matière de droit de la famille. En vertu de ce paragraphe, « il est présumé qu’une partie qui a gain de cause a droit aux dépens de la motion, de la procédure d’exécution, de la cause ou de l’appel ». Néanmoins, les calculs de dépens peuvent devenir complexes lorsqu’une personne est non représentée par une avocate ou un avocat. De plus, le tribunal considère grandement la conduite déraisonnable ou la mauvaise foi d’une partie au litige.

 

Dans cet article de blogue, les trois questions principales à trancher sont les suivantes :

  1. Comment les dépens sont-ils calculés dans les causes en droit de la famille en Ontario, à la fois pour les personnes représentées et non représentées?
  2. La discrétion des juges est-elle souhaitable ou les calculs ne devraient-ils pas être davantage prévus explicitement dans la loi?
  3. Est-ce que la province de Québec considère les dépens de la même manière en droit de la famille? Si non, quelles sont les différences avec l’Ontario et les conséquences dans ce cas?

LES DÉPENS EN ONTARIO

Le paragraphe 131(1) de la Loi sur les tribunaux judiciaires prévoit que le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire dans le calcul des dépens. Le paragraphe 24(4) des Règles en matière de droit de la famille énonce qu’une partie ayant gain de cause, mais dont la conduite s’est avérée déraisonnable, pourrait ne recevoir aucun dépens, voire même être contrainte d’en payer à l’autre partie.

 

PRINCIPES GÉNÉRAUX

1. Indemnisation partielle

Dans l’affaire Serra v Serra, 2009 ONCA 395, la Cour a établi qu’il faut soupeser les facteurs pertinents en considérant les circonstances particulières d’une cause donnée. Notamment, l’attribution des dépens doit refléter « ce que le tribunal considère comme un montant juste et raisonnable qui devrait être payé par les parties qui n’ont pas obtenu gain de cause » (para 12). Les parties sont également encouragées à accepter une offre de règlement. De plus, lorsque le succès d’une requête est partagé, il se peut qu’il n’y ait aucun dédommagement. Cela dit, dans Lazare v Heitner, 2018 ONSC 4861, la Cour précise que les dépens peuvent être répartis de manière appropriée lorsque le succès est divisé : « un succès partagé n’est pas un succès égal » (para 9). Le cas échéant, il faut faire une analyse comparative de la situation. Enfin, les paragraphes 24(4) et 24(5) des Règles en matière de droit de la famille prévoient qu’un justiciable peut être privé de dépens, et ce, même s’il a eu gain de cause, en raison d’une conduite déraisonnable. En d’autres mots, le tribunal dénonce vivement les comportements inappropriés des justiciables, lesquels sont sanctionnés.

 

2. Principes de proportionnalité et de raisonnabilité

Dans l’affaire Beaver v Hill, 2018 ONCA 840, la Cour d’appel a déterminé que lorsque les différents facteurs prévus par les Règles en matière de droit de la famille (para 24(12)) ont été soupesés, les juges doivent estimer que le montant à payer est à la fois « proportionné et raisonnable ». Par ailleurs, la Cour d’appel a réévalué certains facteurs et elle a statué que le juge de procès avait erré en accordant trop de poids au fait que la partie requérante n’avait pas suggéré d’offre de règlement. Afin de respecter les principes de proportionnalité et de raisonnabilité, le tribunal a aussi conclu que les dépens doivent être indemnisés partiellement, pas sur une base complète.

En outre, les juges ne sont pas contraints de suivre un barème spécifique lors du calcul des dépens (Beaver v Hill, 2018 ONCA 840).

 

3. Partie non représentée

Une étude réalisée par Julie Macfarlane, professeure à la faculté de droit de l’Université de Windsor, a montré que dans la province de l’Ontario, 64 % des parties sont non représentées en droit de la famille. Ces plaideurs sont donc des acteurs clés dans notre système, mais ils sont mal informés des Règles en matière de droit de la famille.

 

État du droit

Dans sa décision McMurter v McMurter2017 ONSC 725, la juge MacLeod-Beliveau a résumé l’état actuel du droit au sujet des dépens pour les litiges impliquant des justiciables non représentés en droit de la famille :

« Les parties au litige ne peuvent et ne doivent pas supposer que si une partie se représente elle-même, elle ne supportera pas les conséquences
d’une sanction à des frais importants dans le cadre du litige dans les circonstances appropriées si elle n’a pas gain de cause
» [TRADUCTION] (para 26).

 

Le juge Czutrin de la Cour supérieure a souligné le fait qu’il est difficile de calculer objectivement le temps consacré à un litige par une partie non représentée par rapport à celui d’une partie représentée (Jordan v Stewart2013 ONSC 5037). Il a fait valoir qu’il est pratiquement impossible de fixer un taux horaire pour le travail accompli par une partie non représentée :

« Il est presque impossible de trouver un moyen objectif de fixer le taux horaire d’une partie en personne ou le temps qu’elle a passé, hors du tribunal, à faire ce que nous pourrions considérer comme du travail d’avocat. Nous n’avons pas encore exigé des parties en personne qu’elles inscrivent leur temps dans un registre et qu’elles fournissent des preuves satisfaisantes et fiables quant au travail qu’elles ont effectué et qui est équivalent à celui d’un avocat » [TRADUCTION] (para 116).

 

Lorsqu’une partie n’obtient pas gain de cause, celle-ci peut être contrainte de payer ses frais juridiques en plus d’une partie des dépens encourus par la partie adverse. D’ailleurs, la somme d’argent redevable peut être considérable. Dans Jordan v Stewart, le père souhaitait délibérément causer un préjudice financier à la mère et à son fils, même si cela pouvait mener à des dépens exorbitants. L’argent n’était pas un facteur pertinent pour un règlement puisque le père ne voyait aucun obstacle à dépenser plus d’argent, peu importe si cela lui donnait un avantage financier quelconque s’il parvenait à avoir gain de cause. Il est à noter que la mère avait fait plusieurs offres de règlement raisonnables et « dignes de considération », surtout qu’elles étaient plus avantageuses pour ces parties que les conséquences qui sont survenues du fait de ne pas les avoir acceptées.

 

Dans les causes Cassidy v Cassidy2011 ONSC 791 et Cindy Jahn-Cartwright v John Cartwright2010 ONSC 2263, le juge Price a aussi abordé la capacité des plaideurs non représentés à réclamer des dépens. Parfois, bien qu’aucune source de revenus n’ait été perdue par l’une des parties, le temps consacré au litige par la partie non représentée a tout de même une valeur. Le juge Price se réfère à la décision Mustang Investigations v Ironside, 2009 CanLII 49323 ONSC et cite les principes de l’affaire Huard (Huard v Hydro One Networks ITTc., 2002 OJ 454) selon lesquels :

« [l]a preuve qu’un plaideur non représenté doit effectivement prouver les opportunités de rémunération perdues afin de récupérer les coûts,
c’est disqualifier les plaideurs qui sont des personnes au foyer, des retraités, des étudiants, des chômeurs, des inemployables et des handicapés
» [TRADUCTION] (para 13).

 

Dans l’affaire Cassidy v Cassidy2011 ONSC 791, le tribunal rappelle l’« Énoncé de principes sur les plaideurs non représentés » du Conseil canadien de la magistrature. Ainsi, la Cour doit faciliter l’accès à la justice pour tous et promouvoir l’égalité dans le système judiciaire. Pour ce faire, la norme exigée pour les plaideurs non représentés ne peut pas être nécessairement la même que celle des justiciables représentés par un avocat. D’une part, l’évolution vers l’octroi des dépens pour les parties non représentées requiert l’évaluation du temps passé sur leur cause. D’autre part, il faut considérer l’utilité du travail en question pour la Cour.

 

DÉPENS EN DROIT DE LA FAMILLE AU QUÉBEC

Au Québec, les dépens en droit de la famille sont payés par chaque partie en cause. Cependant, le tribunal peut décider autrement, notamment lorsqu’il y a des manquements importants au cours de l’instance. Dans ce cas, le tribunal peut exiger que les frais de justice soient versés par une partie à une autre (article 340 du Code de procédure civile).

 

L’article 341 du Code de procédure civile du Québec permet de déroger de cette règle voulant que les dépens soient payés par les parties à l’instance. En vertu de cet article, la Cour peut donc ordonner à une partie qui a eu gain de cause de payer les dépens à l’autre partie dans les circonstances suivantes :

  • Le principe de proportionnalité n’est pas respecté
  • L’abus des procédures par une partie
  • Un préjudice grave à l’autre partie est à éviter
  • Une répartition équitable des dépens doit être considérée
  • Une partie n’a pas remis certains éléments de preuve
  • Manquement à des engagements dans le déroulement des procédures

 

L’article 342 du Code de procédure civile du Québec prévoit également que la conduite des parties doit être considérée lors de l’octroi de frais judiciaires. Plus précisément, le tribunal peut ordonner à une partie de payer des dépens en considérant ce qui est « juste et raisonnable ». Une compensation peut donc être octroyée pour le paiement des honoraires d’avocats ou encore pour le temps consacré à une cause par un justiciable non représenté.

Au Québec, la question des dépens est aussi discrétionnaire. Le tribunal peut accorder des frais de justice à tout moment lors d’une instance, mais les parties doivent tout de même avoir l’opportunité d’être entendues. Ainsi, pour que le juge puisse exercer son pouvoir discrétionnaire vis-à-vis les dépens, il faut démontrer « une injustice réelle ou que le juge de première instance se fonde sur des considérations erronées en ce qui concerne le droit applicable ou qu’il a commis une erreur manifeste dans son appréciation des faits » (Construction Dompat inc. c Société des vétérans polonais de guerre du Maréchal J. Pilsudski inc., 2019 QCCA 926, au para 190).

Dans l’affaire 20111, le juge Vaillancourt reprend les propos de la juge Hogue sur la question des dépens (tirés de l’ouvrage Le grand collectif – Code de procédure civile, commentaires et annotations, 2018) : « la discrétion donnée au juge apparaît d’ailleurs très grande puisque la notion de manquements sérieux dans le déroulement de l’instance est elle-même peu précise » (au para 57).

 

CONCLUSION

En Ontario, les Règles en matière de droit de la famille ne sont pas précises pour les calculs des dépens dans le cas de justiciables, qu’ils soient représentés ou pas. Les montants demeurent incohérents. Le tribunal bénéficie d’un grand pouvoir discrétionnaire. Il serait avantageux d’avoir plus de précisions au niveau des calculs dans les dispositions des Règles, spécifiquement plus de prévisibilité, plus d’incitatifs à avoir un bon comportement lors des litiges, plus de clarté au sujet des critères à considérer pour une offre de règlement « juste et raisonnable », etc. En vue de faciliter l’accès à la justice à un plus grand nombre de justiciables, la Cour a également abaissé la norme de la qualité du travail juridique effectué, les exigences étant moindres pour les personnes non représentées que celles requises pour un avocat. Pour les parties non représentées, la Cour donne plus d’importance à la qualité du travail effectué plutôt qu’à la quantité ainsi qu’à la conduite des plaideurs.

Au Québec, la situation est similaire, c’est-à-dire que le tribunal a un grand pouvoir discrétionnaire pour l’attribution des dépens en droit de la famille. Somme toute, nous sommes à même de constater que la discrétion judiciaire mène à une très grande latitude pour les dépens ainsi qu’à de l’incertitude pour les parties à l’instance, tant en Ontario (common law) qu’au Québec (Code civil). C’est pourquoi il serait souhaitable que les dépens soient calculés de manière plus systématique et davantage prévus dans la loi.

 


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