Beaudry c R, 2018 CACM 4 – Bouleversement au sein de la justice militaire : priver les militaires accusés d’infractions civiles du droit à un procès avec jury est désormais inconstitutionnel

Beaudry c R, 2018 CACM 4 – Bouleversement au sein de la justice militaire : priver les militaires accusés d’infractions civiles du droit à un procès avec jury est désormais inconstitutionnel

Cette ressource résume la décision Beaudry c R de la Cour d’appel de la cour martiale dans laquelle cette dernière a reconnu que la disposition de la Loi sur la défense nationale empêchant les militaires à un procès avec jury, était inconstitutionnelle et contraire à l’alinéa 11(f) de la Charte canadienne des droits et libertés.

« [I] l serait ironique que ceux à qui incombe la responsabilité ultime de protéger la liberté, la justice et l’égalité sociale, au péril de leur vie, ne bénéficient pas de ces mêmes droits », a souligné le juge Ouellette dans un jugement rendu le 19 septembre dernier par la Cour d’appel de la cour martiale [ci-après « CACM »]. En effet, dans la décision Beaudry c. R. (2018 CACM 4), la CACM a reconnu l’inconstitutionnalité d’une disposition de la Loi sur la défense nationale [ci-après « LDN »], confirmant que la disposition en question viole le droit garanti à l’alinéa 11(f) de la Charte canadienne des droits et libertés [ci-après « Charte »].

Les faits

À la suite d’une soirée bien arrosée en 2014, le caporal Raphaël Beaudry retourne à son domicile avec la plaignante. Il invite cette dernière à monter dans sa chambre et la force à avoir des rapports sexuels avec lui.

Le défendeur est par la suite accusé d’avoir commis une agression sexuelle causant des lésions corporelles et d’avoir vaincu la résistance à la perpétration d’une infraction. Ces deux chefs d’accusation correspondent à l’article 272 et à l’alinéa 246(a) du Code criminel, respectivement.

En 2016, la Cour martiale reconnait la culpabilité de Beaudry à l’égard du premier chef d’accusation (R. c. Beaudry, 2016 CM 4010). Avant ce procès, l’accusé avait demandé d’être jugé par un juge et un jury, mais cette demande lui avait été refusée par la Cour en vertu de l’alinéa 130(1) (a) de la LDN.

Beaudry porte la décision de la Cour martiale en appel, argumentant que l’alinéa 130(1) (a) de la LDN viole son droit garanti à l’alinéa 11(f) de la Charte en le privant du droit à un procès avec juge et jury pour une infraction civile. La CACM est donc saisie de la question et c’est sa décision que nous examinerons.

La législation applicable

Afin de mieux comprendre la question juridique dont a été saisie la CACM, il importe d’abord d’exposer les dispositions de la LDN et de la Charte qui entrent en jeu en l’espèce.

L’alinéa 130(1) (a) de la LDN dispose qu’une infraction civile (catégorie qui inclut notamment les infractions du Code criminel) commise par un militaire peut être poursuivie dans le cadre d’un procès militaire et être qualifiée d’infraction militaire.

L’alinéa 11(f) de la Charte spécifie que tout inculpé a le droit, « sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave ». En l’espèce, les infractions dont était accusées Beaudry étaient assorties de peines d’emprisonnement maximales de 14 ans et à perpétuité.

L’alinéa 130(1) (a) de la LDN prévoit donc que les infractions civiles commises par les militaires soient considérées comme des infractions militaires au sens de l’alinéa 11(f) de la Charte. N’eut été cette disposition de la LDN, Beaudry aurait pu bénéficier d’un procès avec jury en raison du fait qu’il était passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à cinq ans.

Analyse juridique

La Cour a dû ici se prononcer sur trois questions juridiques. Premièrement, elle devait déterminer si elle était liée par ses décisions antérieures. Deuxièmement, elle devait déterminer si l’alinéa 130(1) (a) de la LDN viole la garantie prévue à l’alinéa 11(f) de la Charte. Le cas échéant, elle devait enfin déterminer si cette violation saurait être justifiée à l’article premier de la Charte.

1. Le principe de la courtoisie judiciaire lie-t-il la Cour aux arrêts Royes et Déry?

L’argument de l’inconstitutionnalité de l’alinéa 130(1) (a) de la LDN avait été soulevé antérieurement par d’autres défendeurs.

Dans l’arrêt Royes (2016 CACM 1), la CACM avait conclu à l’unanimité que l’alinéa 130(1) (a) de la LDN ne violait pas le droit prévu à l’alinéa 11(f) de la Charte.
Dans l’arrêt Déry (2017 CACM 2), la Cour a conclu pareillement. Or, la majorité avait critiqué le raisonnement de l’arrêt Royes, argumentant que son jugement aurait été différent n’eut été la nécessité de respecter la stare decisis horizontale à l’égard de cet arrêt.

En l’espèce, les juges majoritaires ont précisé que le principe de la stare decisis exige une application moins rigide dans le cas de questions constitutionnelles, particulièrement celles concernant les droits et libertés d’un citoyen, et lorsqu’il est nécessaire de corriger une incertitude au niveau du droit. Le fait que la CACM (dans l’affaire Déry) ait critiqué si fortement sa propre décision de l’affaire Royes sans toutefois s’en écarter crée une incertitude, et celle-ci touche à un droit constitutionnel. Par conséquent, les deux juges majoritaires concluent que le principe de la courtoisie judiciaire horizontale ne les lie pas aux affaires Royes et Déry.

À l’inverse, le juge dissident a argumenté que la Cour, dans l’affaire Déry, avait correctement conclu qu’elle était liée par l’affaire Royes. Il soutient que le principe de l’erreur manifeste, soit l’une des circonstances permettant à une cour d’infirmer l’une de ses propres décisions antérieures, ne s’applique ni à l’affaire Déry ni à l’affaire Royes. Par conséquent, il conclut que la Cour est liée par ces deux jugements et que l’appel devrait être rejeté.

2. L’alinéa 130(1) (a) de la LDN contrevient-il à l’alinéa 11(f) de la Charte?

Pour répondre à cette deuxième question, la Cour devait d’abord se pencher sur l’objet de l’alinéa 11(f) de la Charte et définir l’expression « justice militaire » qui y figure. Les juges majoritaires concluent que l’alinéa 11(f) de la Charte vise spécifiquement les infractions de nature militaire et non toute infraction commise par un militaire. En outre, le Parlement ne peut limiter la portée du droit prévu à l’alinéa 11(f) de la Charte en élargissant la définition d’une infraction militaire ; or, c’est ce qu’il a accompli avec l’alinéa 130(1) (a) de la LDN, qui étend la portée de l’expression « justice militaire » en spécifiant que les infractions civiles commises par des militaires tombent sous cette catégorie.

Ensuite, il était nécessaire d’examiner le contexte législatif. L’objectif légitime du système de justice militaire et, plus spécifiquement, de l’alinéa 130(1) (a) de la LDN est le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des forces armées. Or, ces objectifs peuvent être atteints sans supprimer le droit à un procès avec jury, et ce, en raison du fait que les militaires demeurent assujettis à des procédures particulières, notamment au Code de discipline militaire, même lorsqu’ils comparaissent devant un tribunal civil. Ces procédures permettent ainsi aux autorités militaires d’exercer un contrôle sur les procédures pénales en tout temps.

Compte tenu de ces deux facteurs, la majorité conclut que l’alinéa 130(1) (a) de la LDN viole le droit prévu à l’alinéa 11(f) de la Charte.

3. L’article 1 de la Charte pourrait-il justifier la violation découlant de l’alinéa 130(1) (a) de la LDN?

Les juges majoritaires concluent que la violation de l’alinéa 11(f) de la Charte ne peut être justifiée à l’article 1 de celle-ci. Les objectifs que vise l’article 130(1) (a) de la LDN sont déjà atteints par d’autres moyens prévus dans cette loi, notamment l’application du Code de discipline militaire sans égard au type de procès.

L’alinéa 130(1) (a) de la LDN est donc inopérant relativement aux infractions civiles qui sont commises par des militaires et qui comportent une peine d’emprisonnement maximale supérieure ou égale à cinq ans. Ainsi, conformément à l’alinéa 11(f) de la Charte, les militaires bénéficient du droit à un procès civil avec juge et jury dans ces circonstances.

Conclusion

Ce jugement illustre l’opposition de deux approches différentes en ce qui a trait à l’interprétation de dispositions législatives. Les juges majoritaires de la CACM ont rejeté l’approche adoptée dans la jurisprudence quant à la question de l’inconstitutionnalité de l’alinéa 130(1) (a) de la LDN. Inversement, le juge dissident s’est senti lié par les décisions antérieures et a favorisé une interprétation plus traditionnelle de l’expression « justice militaire » qui figure à l’alinéa 11(f) de la Charte.

Compte tenu de l’impact significatif de ce jugement sur le système de justice militaire, il est fort probable que les autorités militaires choisissent de le porter en appel auprès de la Cour suprême. Il reste donc à voir si le plus haut tribunal du pays confirmera la décision radicale des juges majoritaires de la CACM, reconnaissant ainsi le début d’une nouvelle ère pour le système de justice militaire, ou s’il prônera un retour à l’ancienne approche plus restrictive.

Pour en apprendre davantage au sujet des dispositions de la Charte et, plus précisément, de l’interprétation de l’alinéa 11(f), nous vous invitons à consulter Charterpedia.