L’intoxication volontaire extrême : l’article 33.1 du Code criminel et la décision R c Brown

L’intoxication volontaire extrême : l’article 33.1 du Code criminel et la décision R c Brown

Au mois de mai 2022, la Cour suprême du Canada a jugé que l’article 33.1 du Code criminel était inconstitutionnel dans R c Brown, 2022 CSC 18. La défense d’intoxication volontaire extrême peut être invoquée lorsqu’elle rend la personne accusée incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite. Cependant, l’article 33.1 empêchait d’invoquer ce moyen de défense à l’égard de crimes d’intention générale.

La décision a suscité de vives réactions au sein de la population concernant le bien-fondé de la défense d’intoxication volontaire extrême. Le Parlement fédéral a réagi rapidement en adoptant le Projet de loi C-28 en juin 2022.

Cet article présente l’évolution historique de la défense d’intoxication volontaire extrême dans le droit criminel Canadien ainsi qu’un résumé de l’arrêt R c Brown.

 

Crime d’intention générale vs Crime d’intention spécifique

Il convient de rappeler qu’à l’exception des infractions de responsabilité absolue, les infractions du Code criminel sont composées de deux éléments. Pour qu’une personne soit reconnue coupable, la Couronne doit établir : l’élément matériel (l’actus reus) et l’élément mental (la mens rea). L’intention est une forme de mens rea.

 

Intention générale 

Dans un crime d’intention générale, l’intention se rapporte uniquement à l’accomplissement de l’acte illégal. Ce type d’infraction n’exige pas de prouver l’intention que certaines circonstances surviennent.

Par exemple, la preuve que la personne accusée a employé de manière intentionnelle la force contre une autre personne suffit pour être reconnu coupable de voies de fait (Code criminel, art 265). La démonstration que la personne accusée a eu l’intention de causer des blessures n’est pas requise.

 

Intention spécifique

Dans ce type d’infraction, il faut démontrer que la personne accusée désirait atteindre un but particulier supplémentaire.

Notamment, l’infraction de contacts sexuels (Code criminel, art 151) exige de prouver que la personne a touché une partie du corps d’un enfant spécifiquement à des fins d’ordre sexuel.

 

Les origines de l’article 33.1 du Code criminel

Leary c La reine, [1978] 1 RCS 29      

En 1977, dans la décision Leary, la Cour suprême du Canada a confirmé une règle de common law selon laquelle l’intoxication n’est pas un moyen de défense opposable aux crimes d’intention générale. M. Leary était accusé d’un viol qu’il avait commis alors qu’il était ivre. Le viol étant un crime d’intention générale, il ne pouvait pas invoquer l’ivresse comme moyen de défense.

 

La Charte canadienne des droits et libertés

La Charte a été adoptée en 1982.

  • L’alinéa 11 d) de la Charte garantit à la personne inculpée le droit d’être présumée innocente.
  • L’article 7 de la Charte exige que les lois qui portent atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne respectent les principes de justice fondamentale.

 

R c Daviault, [1994] 3 RCS 63

À la lumière des garanties juridiques protégées par la Charte, la Cour a déterminé dans l’arrêt Daviault que la règle de common law, qui exclut la défense d’intoxication volontaire pour toute infraction d’intention générale, nécessite une « exception limitée, ou une certaine flexibilité ».

Ce moyen de défense devrait être recevable lorsque la personne accusée est dans un état d’intoxication si extrême qu’elle se trouve dans un état s’apparentant à l’automatisme ou à l’aliénation mentale. Dans cet état, celle-ci est incapable de commettre volontairement un acte coupable ou d’avoir une intention coupable. Une preuve d’expert doit être produite à cet effet.

Selon la Cour, interdire la défense d’intoxication volontaire lorsque l’intoxication empêche de contrôler volontairement sa conduite vient supprimer l’élément moral (mens rea) de l’infraction. Une telle négation constitue un « déni de justice fondamentale ».

 

Le Projet de loi C-72

Dans l’arrêt Daviault, M. Daviault était accusé d’agression sexuelle. La possibilité d’avoir recours à la défense d’intoxication volontaire extrême pour ce type de crime a suscité une controverse au sein de la population. C’est donc dans ce contexte que l’article 33.1 du Code criminel a été adopté l’année suivante.

Soulignons ce passage du préambule de la Loi modifiant le Code criminel (intoxication volontaire), 42-43-44 ELIZABETH II, c 32 :

« [l]e Parlement du Canada est conscient des liens étroits qui existent entre la violence et l’intoxication et est préoccupé du fait que l’intoxication volontaire puisse être utilisée socialement et légalement pour justifier la violence, plus particulièrement contre les femmes et les enfants […] ».

 

L’article 33.1 du Code criminel

Tel qu’en vigueur lors du pourvoi :

Intoxication volontaire

Non-application du moyen de défense

33.1 (1) Ne constitue pas un moyen de défense à une infraction visée au paragraphe (3) le fait que l’accusé, en raison de son intoxication volontaire, n’avait pas l’intention générale ou la volonté requise pour la perpétration de l’infraction, dans les cas où il s’écarte de façon marquée de la norme de diligence énoncée au paragraphe (2).

Responsabilité criminelle en raison de l’intoxication

(2) Pour l’application du présent article, une personne s’écarte de façon marquée de la norme de diligence raisonnable généralement acceptée dans la société canadienne et, de ce fait, est criminellement responsable si, alors qu’elle est dans un état d’intoxication volontaire qui la rend incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite, elle porte atteinte ou menace de porter atteinte volontairement ou involontairement à l’intégrité physique d’autrui.

Infractions visées

(3) Le présent article s’applique aux infractions créées par la présente loi ou toute autre loi fédérale dont l’un des éléments constitutifs est l’atteinte ou la menace d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou toute forme de voies de fait.

 

R c Brown, 2022 CSC 18 (résumé)

Faits

  • Lors d’une fête dans une résidence, M. Brown a volontairement consommé six ou sept boissons alcoolisées, quelques bières et plusieurs portions d’un demi‑gramme ou moins de champignons magiques.
  • Ces substances ont provoqué un état de psychose et il a perdu contact avec la réalité. Au cours de la nuit, il s’est déshabillé et est sorti dans un état d’agitation, courant nu et pieds nus en plein hiver.
  • Il s’est introduit par effraction dans une maison située à proximité et a agressé l’occupante. Il lui a donné des coups répétés avec un manche à balai jusqu’à ce qu’elle parvienne à se réfugier dans la salle de bain. L’occupante a subi des coupures et des contusions, ainsi que des fractures à la main droite qui ont entraîné des blessures permanentes, en plus du préjudice psychologique.
  • M. Brown est sorti et s’est introduit par effraction dans une deuxième résidence. Les occupants ont téléphoné à la police.
  • Il a été accusé de voies de fait graves, de méfait à l’égard d’un bien de plus de 5 000 $ et de deux accusations d’introduction par effraction.

Question en litige

  • La psilocybine est une substance illégale contenue dans les champignons magiques. M. Brown soutient que celle-ci a affaibli ses facultés à un point tel que ses actes étaient involontaires et qu’il n’avait pas la mens rea requise pour pouvoir être déclaré coupable de voies de fait graves ou de méfait à l’égard d’un bien. La preuve au procès confirme que la psilocybine est le facteur causal du délire de l’accusé.
  • La Couronne invoque l’article 33.1 du Code criminel pour empêcher M. Brown de plaider l’intoxication volontaire s’apparentant à l’automatisme comme moyen de défense contre l’accusation de voies de fait graves.
  • M. Brown argumente que l’article 33.1 viole l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte et qu’il ne peut être sauvegardé en vertu de l’article premier.

Est-ce que l’article 33.1 viole l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte et, dans l’affirmative, est-ce qu’il peut être sauvegardé en vertu de l’article premier ?

 

Décision de la Cour suprême

Le libellé de l’article 33.1 du Code criminel considère l’intoxication volontaire extrême comme une condition de la responsabilité d’une « atteinte, ou menace d’atteinte, à l’intégrité physique d’une personne, ou toute forme de voies de fait ». Cet article autorise un tribunal à déclarer une personne coupable d’un crime en l’absence d’une preuve de mens rea. L’article 33.1 a pour effet de transformer ces infractions en ce qui équivaut aux crimes de responsabilité absolue.

L’article 33.1 crée un risque sérieux qu’une personne moralement innocente, suivant le droit criminel et les garanties juridiques de la Charte, soit déclarée coupable d’un crime d’intention générale alors qu’elle ne pouvait pas le commettre volontairement ou délibérément. L’article 33.1 viole l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte.

Ces violations portent atteinte aux principes de justice fondamentale dans un système fondé sur la responsabilité personnelle de chacun pour ses actes et à la présomption d’innocence – un des préceptes essentiels du droit criminel, qui protège les personnes innocentes.

Les objectifs louables du Parlement, notamment de protéger les victimes, ne justifient pas les violations à la Charte. La Cour mentionne que le Parlement dispose d’autres solutions législatives moins attentatoires pour tenir les personnes responsables des actes violents qu’elles commettent lorsqu’elles sont dans un état d’intoxication volontaire.

Ainsi, l’article 33.1 n’est pas sauvegardé par l’article premier de la Charte.

L’article 33.1 du Code criminel est donc déclaré inconstitutionnel et inopérant.

 

Un nouvel article 33.1 du Code criminel

L’arrêt Brown a provoqué une vague de réactions, tant par le biais des médias traditionnels que dans les réseaux sociaux. Une des inquiétudes qui a été soulevée est le manque de considération envers les victimes des actes de violence, particulièrement les femmes et les enfants. Il fallait donc trouver un juste équilibre législatif entre les droits individuels de la personne accusée, les garanties juridiques protégées par la Charte, et l’intérêt de protéger les victimes de ces actes.

Le 23 juin 2022, quelques semaines après la décision Brown, le Projet de loi C-28 a été sanctionné. Celui-ci modifie le Code criminel et comble le vide juridique laissé par l’arrêt Brown. La nouvelle disposition prévoit que les personnes qui ont commis des crimes violents ne peuvent pas utiliser la défense d’intoxication volontaire extrême si elles ont consommé des substances intoxicantes de manière négligente.

Toutefois, à l’égard de la célérité du processus, soulignons le manque de consultation significative auprès de parties prenantes. En ce qui concerne les questions de droit substantiel, des experts en droit criminel identifient déjà des difficultés d’interprétation et d’application du nouvel article 33.1 (voir par exemple : Un projet de loi qui comporte une faille majeure selon un expert, La Presse, 21 juin 2022).

Il ne fait pas de doute que l’article 33.1 du Code criminel continuera de faire couler beaucoup d’encre.

 

Pour mieux comprendre les articles de la Charte mentionnés dans cet article, consultez nos schémas juridiques:

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