R c Bissonnette est un arrêt de la Cour suprême du Canada en droit constitutionnel et criminel.

 

 

FAITS

Le 29 janvier 2017, Alexandre Bissonnette entre armé dans la Grande Mosquée de Québec et fait feu en direction des fidèles. Six personnes décèdent et cinq sont grièvement blessées. Il plaide coupable aux douze chefs d’accusation portés contre lui, dont six meurtres au premier degré. Il est condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité. En vertu de l’article 745.51 du Code criminel, la Couronne demande d’additionner les périodes de 25 ans d’inadmissibilité à une libération conditionnelle pour chaque meurtre, pour un total de 150 ans. La défense conteste la constitutionnalité de cette disposition.

 

Le juge de première instance conclut que l’article 745.51 du Code criminel viole l’article 12 et l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et qu’il ne peut pas être sauvegardé par l’article premier. Il estime que la disposition peut être corrigée en recourant à la technique de l’interprétation large. Selon son interprétation, la disposition confère au tribunal le pouvoir discrétionnaire de choisir la durée de la période d’inadmissibilité additionnelle à infliger. Il détermine une période totale de 40 ans.

 

La Cour d’appel du Québec juge que l’interprétation large est inappropriée. Elle déclare l’article 745.51 inconstitutionnel et précise que cette déclaration prend effet immédiatement. La Cour ordonne un temps d’épreuve concurrent de 25 ans pour chacun des meurtres. La Couronne interjette appel.

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

  1. L’article 745.51 du Code criminel contrevient-il à l’article 12 de la Charte?
  2. L’article 745.51 du Code criminel contrevient-il à l’article 7 de la Charte?
  3. S’il y a violation de l’article 12 ou de l’article 7, la disposition contestée peut‑elle être sauvegardée par application de l’article premier de la Charte?
  4. Dans l’éventualité où la disposition attaquée ne peut être sauvegardée par l’article premier de la Charte, quelle est la réparation convenable?

 

RATIO DECIDENDI

Le cumul des périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle en cas de meurtres multiples prévus à l’article 745.51 du Code criminel prive les contrevenants d’une possibilité réaliste d’obtenir une libération conditionnelle avant leur décès. Ces peines sont de nature dégradante, et contraires à la dignité humaine. Cette disposition est contraire à l’article 12 de la Charte, et ne peut être sauvegardée en vertu de l’article premier.

 

 

ANALYSE

Quiconque commet un meurtre au premier degré est condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité (Code criminel, para 235(2)). Cette personne devient admissible à une libération conditionnelle après un temps d’épreuve de 25 ans (Code criminel, al 745a)). La libération conditionnelle ne met pas fin à la peine; elle modifie les conditions dans lesquelles elle est purgée, quand la personne ne pose plus un danger pour la société.

 

Lorsqu’il y a des condamnations multiples, le principe général est que les périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle doivent être purgées concurremment (Code criminel, al 718.2c) et para 718.3(4)). L’article 745.51 du Code criminel déroge à ce principe. Il permet au juge d’ordonner que ces périodes soient purgées consécutivement, indépendamment du fait que les meurtres aient été commis lors d’une même occasion ou lors d’événements distincts. En imposant un temps d’épreuve de 75, 100, 125 ans, ou voire plus, la personne condamnée est privée de toute possibilité réaliste d’obtenir une libération conditionnelle.

 

 

1. L’article 745.51 du Code criminel contrevient-il à l’article 12 de la Charte?

 

L’article 745.51 du Code criminel contrevient à l’article 12 de la Charte. Cette disposition de la Charte prévoit que « chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Cette protection comprend deux volets : (i) les peines excessives au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine, et (ii) les peines intrinsèquement incompatibles avec la dignité humaine.

 

Pour respecter l’article 12 de la Charte, le législateur doit permettre la réhabilitation, un des fondements du droit criminel canadien. Or, en retirant d’avance toute possibilité de réintégrer la société, l’article 745.51 du Code criminel réduit à néant l’objectif de réhabilitation dès le moment de l’imposition de la peine. Une peine d’emprisonnement sans possibilité réaliste de libération conditionnelle est de nature dégradante puisqu’elle suppose que la personne condamnée est « irrécupérable et ne possède pas l’autonomie morale nécessaire pour se réhabiliter » (au para 81). Une telle peine ne reconnaît pas la valeur intrinsèque de la personne. Cela est donc incompatible avec la dignité humaine, valeur qui sous-tend la protection conférée par l’article 12 de la Charte.

 

 

2. L’article 745.51 du Code criminel contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

 

Selon la Cour, vu la conclusion sur la violation de l’article 12 de la Charte, il n’est pas nécessaire de déterminer si la disposition contestée contrevient également à l’article 7 (au para 119).

 

 

3. La disposition contestée peut‑elle être sauvegardée par application de l’article premier de la Charte?

 

Pour justifier une atteinte à un droit garantit par la Charte au regard de l’article premier, l’État a le fardeau de démontrer que le texte de loi contesté répond à un objectif réel et urgent et que le moyen choisi pour réaliser cet objectif est proportionné à celui-ci. Une loi est proportionnelle lorsque les trois conditions établies par l’arrêt R c Oakes sont réunies.

 

Or, en l’espèce, aucun argument sur la justification de l’article 745.51 n’est présenté. La Cour suprême ajoute toutefois qu’« [il] est difficile de concevoir qu’une peine cruelle et inusitée par nature puisse se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique » (para 121).

 

 

4. Quelle est la réparation convenable?

 

Le tribunal peut invalider immédiatement la disposition incompatible ou l’invalider et suspendre temporairement l’effet de la déclaration d’invalidité, ou appliquer l’une de ces trois techniques : la technique de l’interprétation large, l’interprétation atténuée ou la technique de dissociation. Ces techniques partent du principe que « si le législateur avait su que la disposition était entachée d’un vice sur le plan constitutionnel, il l’aurait probablement édictée sous la forme modifiée que lui donne maintenant le tribunal » (para 128). L’utilisation de ces techniques doit être respectueuse du rôle du législateur et fidèle à l’objectif du texte de loi.

 

À l’instar de la Cour d’appel du Québec, la Cour suprême du Canada est d’avis que le juge de première instance a commis une erreur en optant pour la technique d’interprétation large. En effet, le texte du Code criminel et les débats parlementaires permettent de conclure que le législateur a délibérément choisi, en adoptant l’article 745.51, d’écarter la possibilité d’une modulation par le tribunal. Le législateur a choisi de procéder au cumul des périodes d’inadmissibilité par bonds de 25 ans, sans possibilité d’élargir le pouvoir discrétionnaire du tribunal.  Par conséquent, en utilisant l’interprétation large, le juge a outrepassé les limites de sa fonction judiciaire.

 

La réparation convenable est une déclaration que l’article 745.51 du Code criminel est immédiatement inopérant en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. La déclaration a pour effet d’invalider rétroactivement cette disposition à compter de son adoption en 2011. Le droit applicable est donc celui qui existait antérieurement à cette date.

 

 

DISPOSITIF

L’appel est rejeté.

 

 

Consultez aussi notre schéma juridique sur l’article 12 de la Charte : Article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (Schématisé).